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Instantané

Fréquemment je contemple notre voilier, dix ans que nous vivons à bord, jamais lassé, jamais blasé, toujours émerveillé. Ce matin je l’examine encore une fois sous un jour différent. Mes yeux tombent en premier sur ces deux éviers ronds dont l’urètre déverse ses eaux grises dans l’océan. Réunis par des robinets qui n’ont pas la grâce d’un col de cygne, l’eau douce ou l’eau de mer envisage de cracher l’eau de vie chacun leur tour. Les bocaux, farine, blé, sucre, riz, café, semoule de couscous voisinent en bonne intelligence. La bouilloire face au hublot, baille à s’en décrocher la mâchoire, elle espère de nouveau fredonner sur le gaz. Cette grosse dondon a les fesses toutes plates d’attendre assise à guetter derrière les rideaux. Elle ne reprend vie que lorsque je la dépose sur le feu, ne semble satisfaite que lorsqu’elle se rôtit les fesses, alors se met à chanter. Elle n’est point la pucelle d’Orléans, jamais calcinée, consumée, point non plus canonisée. Tout à côté, en rang d'oignons, les épices au garde-à-vous, une dizaine de flacons venus de tous les pays du monde, poivre de Cayenne, sel de Guérande, oignons Bretons, puis le curry, le clou de girofle, le persil, la ciboulette, tous aiment pimenter nos mets. Poivre et sel ont rendez-vous chez Mag pour une couleur. L’huile flirte avec le vinaigre mais ne s’accouple pas, ne se mélange pas. Posée sur la gazinière une poêle, sous son chapeau une spatule de bois dépasse, me tire la langue impunément. Sa voisine casserole, elle aussi chapeautée, fait semblant de n’avoir rien vu, toutes les deux papotent en attendant la flamme qui va les embraser. Sautons par-dessus une séparation, nous quittons la cuisine pour le bureau, table à cartes, table à lire, table à écrit, le siège me tend les bras. Un compas de navigation planté comme un lampadaire sait que son heure viendra d’éclairer nos routes décalées. La BLU est silencieuse, l’auto radio aussi, ce mutisme nous repose de leur bavardage incessant. Un porte-crayon comme un pot de fleurs d’où un bouquet de bics et de mines de bois égaye à sa façon ce coin de bureau, à son pied, profondément endormi, ronfle une gomme. Surplombant ce bouquet, le livre des synonymes et le dictionnaire copulent sans gêne, mélangent langues et mots. Tantôt le petit Larousse pourtant le plus gros, écrase le dictionnaire des synonymes, celui-ci à son tour grimpe sur celui là, on appelle cela la vie. Le couloir au fond est plus sombre, on discerne la bibliothèque qui semble vouloir se faire oublier, jalouse de notre liseuse électronique, aucune inquiétude pourtant c’est elle que nous aimons, l'autre n'est qu'un pis-aller. Face au bureau, le radar hagard semble sortir du brouillard, cyclope scrutant le carré, sans rien repérer, déceler. La salle à manger, salon, cuisine, bureau, ne font qu’un, soit 10 mètres carrés, lilliputien notre lieu de vie. C’est notre scène, coté jardin et coté cour, nous en sommes les marionnettes, polichinelles du destin. A terre on se sentirait étranglés, est-ce la mer qui tout autour donne de l’aise. Mon regard tombe sur la table qui n'est point de formica, n’est point voilée, jamais nappée, sauf par grand vent par l’anti-dérapant. Elle est en bois, de bois massif, n’est point pudique, donne à voir ses lignes de vie, son âge, ses cicatrices. Un arbre a été sacrifié, abattu, traîné, découpé, poli, puis assemblé, c’est sa seconde vie, aurons-nous d’autres vies ? Un bouquet s’honore de quelques pâquerettes, une primevère jaune apporte un peu de couleur. Le beurrier caméléon, s’est paré de la même nuance jaune, brillante, luisante. Sur une serviette une clémentine et un kiwi attendent d'être dégustés. Un couple de cuillères à plat ventre somnole. Des lunettes jambes en l’air veulent bronzer sous la lumière crue d’un soleil artificiel de quelques watts. Je découvre cela chaque matin, chaque matin est recommencement ou commencement, hier a-t-il existé, certes, mais tout différent. C’est une nouvelle journée, une de plus de volée à l’éternité, soyons éveillés, réveillés, profitons de ces moments d’intimité, de sérénité.


 

Le voyage n'est nécessaire qu'aux imaginations courtes.

(Colette)

 

 

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A
Quelle poésie..Bravo!
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